Survivant d’Auschwitz, l’écrivain hongrois Imre Kertész, Prix Nobel de littérature, vient de mourir. En 2008, il s’était confié au „Point”.
Peu avant Noël, à Berlin, le café Kempinski est comble dans la lumière de l’Est et l’Ouest réunifiés. Les garçons vont et viennent, le bruit des tasses et des chopes couvre presque la voix du matricule n° 64 921, déporté à Auschwitz à 14 ans, survivant de ce qu’il nomme ironiquement le « tango de la mort » dansé avec le nazisme, puis le communisme. Il publie Dossier K (Actes Sud), confession dialoguée brassant une vie et une œuvre marquées par ces deux idéologies.
Le Point : Nous donnez-vous enfin, avec Dossier K, votre autobiographie tant attendue ?
Imre Kertész : Vous allez être déçu. Je ne peux pas écrire autre chose, s’agissant de ma vie, qu’un roman (rires). Ou alors une vraie-fausse autobiographie. Je considère que ma vie est la matière première de mes romans. L’être humain est un pur produit de fiction, il n’existe pas vraiment. Le romanesque sert donc à éviter de parler de soi frontalement, comme je l’ai fait d’ailleurs dans mon premier livre, Être sans destin. Ce n’est pas un roman sur l’Holocauste, parce que ce qu’on appelle Holocauste ne peut pas se décrire dans un roman.
Je vous cite : « Le survivant est une exception, la conséquence d’une panne de la machine de mort. » Parmi les 17 garçons de votre âge emmenés en même temps que vous à Auschwitz en 1944, aucun n’a survécu. La culpabilité du survivant, serait-ce le thème central de votre livre ? Vous sentez-vous coupable d’avoir survécu ?
Pas exactement. Celui qui survit n’est pas le coupable, mais il représente l’erreur, le grain de sable, car toute la machinerie nazie, ce que Raul Hilberg nomme la « destruction des juifs d’Europe », est conçue pour fabriquer un phénomène de masse : la mort en masse. Le survivant, c’est la panne imprévisible du fonctionnement ! Quand on m’a retrouvé à moitié mort dans une flaque d’eau gelée sur le béton de Buchenwald, je ne peux toujours pas considérer comme rationnel le fait d’avoir été sauvé. Pourquoi moi ? Pourquoi pas un autre ? C’est cela, être sans destin. Si vous voulez vraiment apprendre quelque chose d’Auschwitz, interrogez donc les morts ! Eux seuls savent. Nous autres survivants, nous n’avons participé que d’une manière infime à l’extermination, même si nous en avons payé le prix fort moralement. Dans la dynamique de l’extermination, le bourreau et sa victime vont la main dans la main. Ils ont le même but, la mort.
N’est-ce pas terriblement provocateur ? Survivre, c’est participer un peu ?
Oui. Je ne pouvais pas faire autrement. C’est une question morale complexe que vous posez là. Le jugement à mort a été prononcé et, la certitude de la mort une fois posée, on n’y échappe pas, même si l’on survit. Certains intellectuels revenus de déportation se sont sentis étrangers au monde, ils étaient sidérés. Comme Primo Levi. C’est pour cela qu’il est si difficile d’accepter l’existence hors normes que représente la survie. Le silence ou le suicide sont deux réponses possibles à cette attitude. Vous comprenez ? Il n’y a pas de catharsis possible ni de partage du sentiment qui accompagne la survie : une forme de honte à laquelle personne ne désire être vraiment confronté.
Et la littérature ne vous aide-t-elle pas ?
Oui, mais c’est une catharsis superficielle. Rien ne ressuscite le monde englouti. Rien ne peut expliquer la radicalité absolue des camps. L’Europe d’après-guerre s’est construite sur l’effondrement des valeurs morales. L’humanisme a été balayé d’un coup. Pourquoi ? Comment ? Je traite ces questions dans un essai inédit en français, la culture de l’Holocauste. Sur le versant occidental de l’Europe, les déportés ont pu témoigner, écrire, transmettre. Ce ne fut pas notre cas, du côté de l’Est, pendant les années où la réalité a été niée par le système communiste. J’ai eu beaucoup de difficultés à faire publier Être sans destin.
« Chaque dictature contient la réalité d’Auschwitz », dites-vous. Comment l’entendez-vous ?
Antiaméricanisme et antisémitisme sont le carburant des nouvelles dictatures. Comme l’Iran, qui nie l’Holocauste d’un côté mais l’utilise de l’autre, quand ça l’arrange, à son profit.
Sur la célèbre phrase d’Adorno « Après Auschwitz, c’est un acte de barbarie que d’écrire un poème », vous êtes en complet désaccord. Vous en parlez avec violence comme d’« une boule puante morale » ; pourquoi une telle réaction ?
Parce qu’Adorno réclame une forme d’exclusivité de la souffrance, en quelque sorte il s’approprie l’Holocauste. Il faut faire attention ! Après la disparition des survivants des camps, l’expérience d’Auschwitz, si l’on en croit Adorno, sera un souvenir mort. Une autre génération doit au contraire prendre ce sujet à bras-le-corps, inventer. On peut créer, et même de manière originale, après Auschwitz ; j’ai beaucoup aimé La vie est belle, de Roberto Benigni, mais pas du tout le kitsch sentimental de Spielberg dans La liste de Schindler, car l’auteur croit que le survivant s’apparente à un vainqueur, un héros de la mythologie : rien n’est plus faux ! Chez Benigni, la survie pèse comme un fardeau, une fête mélancolique.
Vous êtes un hédoniste, dites-vous. On a du mal à vous croire !
On ne peut pas écrire sans une gaieté vitale, une plénitude intérieure qui crée la gaieté, la joie même. Dans toutes mes oeuvres, je saisis par les mots une réalité qui s’échappe, brisant de l’intérieur les limites de la langue, tantôt atonale, tantôt dissonante, douloureuse, sarcastique, mais je me refuse à simplement témoigner. Témoigner ne m’intéresse pas du tout. (…)
Vous évoquez le « tango de la mort », jolie expression que vous appliquez au nazisme et au communisme. Au son de quel air les pays de l’Est dansent-ils aujourd’hui ?
Les pays de l’Est regardent le train du libéralisme qui passe. Le problème : le train va-t-il dans la bonne direction ? On ne sacrifie pas tout à la prospérité matérielle sans penser à la spiritualité. Mais je suis un vieux monsieur, vous savez. Un témoin.
La reconnaissance du Nobel vous empêche-t-elle d’avoir la paix ?
Il faut se battre. Se concentrer. C’est ce que j’appelle la catastrophe du bonheur. J’ai connu pire !
Imre Kertesz
Repères :
1929 : naît le 9 novembre à Budapest.
1944 : est déporté à Auschwitz puis à Buchenwald.
1975 : publie en Hongrie Être sans destin, qui paraît en 1998 en France.
1995 : Kaddish pour l’enfant qui ne naîtra pas.
1999 : Un autre.
2001 : Le Refus.
2002 : au moment où il termine Liquidation, Kertész devient le premier écrivain hongrois à obtenir le prix Nobel de littérature.
31 mars 2016, décès