Mon expérience auprès des endeuillés m’a amené à répartir l’évolution du deuil sur sept étapes, à savoir le choc, le déni, l’expression des émotions, la prise en charge des tâches reliées au deuil, la recherche d’un sens, l’échange mutuel des pardons et enfin, l’héritage.
Voici une brève description de ces étapes :
Le choc
Le choc survient souvent dès qu’on apprend la nouvelle d’une maladie grave ou le décès d’un être cher. On se sent alors consterné et impuissant à décrire ce qui se passe en soi. On a de la peine à entendre et à réaliser ce qui est arrivé. On ne parvient pas à y croire :
« C’est un vrai cauchemar! », « Ça ne se peut pas! », « Hier encore, il paraissait si bien », etc.
L’état de choc s’accompagne souvent d’hallucinations. On s’imagine voir le défunt, l’entendre ou même sentir sa présence. Si le choc dure quelques semaines, il n’y a pas lieu de s’inquiéter outre mesure, mais s’il se prolonge, le deuil prend des dimensions pathologiques. Voici un cas qui illustre bien mon propos : une épouse en deuil de son mari a révélé au groupe des endeuillés que tous les soirs depuis deux ans, elle et son époux faisaient une promenade la main dans la main.
Pendant quelques semaines à la suite du décès, les deuilleurs se sentent engourdis et léthargiques. Ce qui ne les empêche pas de se montrer au-dessus de leur deuil devant les visiteurs au salon funéraire. Ils ne pleurent pas. Ils vivent, pour ainsi dire, sur un nuage. Ils manquent cependant de concentration et leur mémoire s’en trouve gelée. Ils commencent à ressentir une lourde fatigue qui rend les tâches quotidiennes pénibles à exécuter. Ils régressent souvent à un état de dépendance semblable à celui de l’enfance. Pas étonnant que les amis leur offrent de les aider à tenir le coup en leur rendant des services tels que leur préparer de la nourriture et accomplir des tâches domestiques pour eux.
L’état de choc n’a pas seulement des effets négatifs. De fait, il donne aux endeuillés le temps de digérer la dure réalité et de se ressaisir en puisant en eux les ressources nécessaires pour gérer la situation de perte de l’être cher.
Le déni
Peu après le choc commence la phase du déni ou de la dénégation. Le déni relève soit de l’ordre de la connaissance, soit de l’ordre de l’affectivité ou des deux à la fois. La dénégation sur le plan cognitif pousse à oublier l’événement malheureux et à éviter tout ce qui peut lui rappeler la perte, telle que la référence à l’hôpital, au cimetière, au salon funéraire, etc. Certains deuilleurs tapissent leurs murs de photos du défunt de peur de l’oublier ; d’autres gardent intacts sa chambre et ses objets personnels comme s’il vivait encore. Dans le jargon psychologique, on appelle cette conduite « momification ».
Sur le plan affectif, le déni engendre chez l’endeuillé, surtout chez les hommes, une incapacité à vivre et à exprimer ses émotions. Il combat la montée de ses émotions en utilisant diverses tactiques : il se tient si occupé qu’il devient hyperactif; il se met à chercher un ou des responsables du décès ; il idéalise le défunt ; il essaie d’imiter la maladie du cher défunt ou encore il cherche à trouver une personne-substitut souvent parmi les membres de sa propre famille pour qu’elle prenne la place du défunt. Parfois, l’endeuillé sera tenté de noyer son deuil ou de geler sa peine dans la boisson, les médicaments ou la drogue. D’autres fois, il se complaira dans des fantasmes de faire réapparaître l’être disparu. Tous ces stratagèmes le soulageront de sa peine de courts instants jusqu’à ce que la dure réalité de la mort le rattrape et l’accable de nouveau.
La ronde des émotions
Quand les résistances au deuil se mettent à céder, la personne endeuillée se sent submergée par un flot d’émotions et de sentiments divers, tels que l’angoisse, la tristesse, la sensation d’avoir été abandonnée, la colère, la culpabilité et la libération. Ces états d’âme viennent en soi, se retirent, puis reviennent comme le flux et le reflux de vagues tout en perdant de leur intensité à chaque venue.
L’angoisse
Au moment où l’endeuillé apprend la mauvaise nouvelle, il se sent envahi par l’angoisse. La réalité de la mort d’un proche lui rappelle sa propre mort qui approche. Il se sent alors désarmé devant son imminence. Il a l’impression d’avoir perdu la maîtrise de sa vie en perdant son être cher. Il prend conscience de ses limites humaines. Il se sent impuissant à changer le cours des choses. Cet état angoissant disparaîtra à condition qu’il accepte ses limites et prenne conscience de son incapacité à sauver l’être aimé.
La tristesse
La tristesse est l’émotion typique du deuil. Elle est la douleur d’un cœur auquel on aurait arraché l’objet de son amour. Le mot « peine » qu’on utilise souvent pour désigner la tristesse connote très souvent le sentiment d’être puni ou de subir un châtiment. La tristesse s’exprime normalement par des pleurs.
Elle se fait parfois si intense qu’elle plonge l’endeuillé dans un état de désolation au point de désirer mourir pour aller rejoindre dans la mort l’être aimé.
La colère
La colère sourde dans le deuil prend souvent la forme plus ou moins consciente d’une protestation contre le défunt à qui l’endeuillé reproche de l’avoir abandonné. Rares sont ceux qui osent laisser libre cours à leur colère. Une cliente me disait : « Comment peut-on se fâcher contre un mort ? » Souvent, la colère se déplacera sur les autres. L’endeuillé en colère s’efforcera de trouver un ou des coupables de cette tragédie personnelle. Il s’en prendra aux soignants ou aux proches ; il les blâmera de ne pas avoir prodigué au moribond tous les soins nécessaires. Pour d’autres, leur colère se retournera contre eux-mêmes ; ils seront submergés par un sentiment de culpabilité.
La culpabilité
Le sentiment de culpabilité qui afflige l’endeuillé ne revêt pas toujours un caractère indésirable car toute séparation ou tout deuil engendre un sentiment de saine culpabilité. Ainsi, la séparation d’un conjoint bien-aimé, par exemple, fait souvent naître, chez l’autre, une conscience plus vive de ses manques d’amour. L’endeuillé se sentant coupable, se posera des questions comme celles-ci : « Lui ai-je assez parlé ? Lui ai-je assez dit que je l’aimais ? Ai-je tout fait pour le sauver de la mort ? … »
Il y a sans doute quelque chose d’excessif dans les reproches qu’il se fait. La manière d’atténuer la crise de culpabilité, chez le survivant, est de reconnaître ses limites devant la mort ainsi que son incapacité d’aimer d’un amour parfait en tout point.
La sensation d’être libre
Beaucoup d’endeuillés n’osent pas éprouver ce sentiment de libération après la mort de l’être cher. Ils s’en voudraient de laisser croire aux proches et aux amis qu’ils voulaient se débarrasser d’un être encombrant. Prenons l’exemple d’un grand malade que l’on a gardé jour et nuit. Les soignants épuisés ne ressentent-ils pas une vraie délivrance au moment de la mort du moribond ?
D’ailleurs, entretenir les liens d’intimité demeure toujours une chose difficile et engageante. N’est-il pas normal et sain pour les intimes de ressentir un sentiment de libération à la mort lente et éprouvante d’un être si cher soit-il. Plusieurs ne comprennent pas qu’on puisse être habité à la fois de nombreux sentiments contradictoires : tristesse et libération, amour et haine, peur et désir d’intimité, etc.
La grande « braille »
L’expression des émotions tire à sa fin au moment de la « grande braille » qui s’avère un tournant dans la résolution du deuil. À ce stade, la personne en deuil acquiert une vive et pleine conscience de la perte définitive de l’être aimé.
Elle laisse s’envoler le dernier espoir de son retour. Elle réalise que l’aimé est bien parti et qu’elle ne le reverra plus. Sa tristesse se change alors en « lamentations ». J’appelle « la grande braille »le moment précis de la conscience de la perte. Il se reconnaît à l’intensité de la douleur transformant les pleurs en lamentations.
Puis, à la suite de cette éclatante décharge émotive, l’endeuillé éprouve une profonde paix souvent accompagnée d’expériences-sommet : il se sent supporté par des êtres spirituels ou il se voit baigné dans un flot de lumière réconfortante. C’est alors qu’advient, chez lui, en même temps, la pleine conscience de la gravité de sa perte et l’acceptation du départ irrévocable de la personne aimée.
La difficulté principale que les thérapeutes rencontrent lors du traitement des émotions, c’est que beaucoup de deuilleurs ne possèdent pas un large répertoire d’émotions et de sentiments pour s’exprimer.
Ils ont des émotions « trafiquées », c’est-à-dire qu’ils ont des émotions de surface qui cachent leurs réelles émotions. Parfois, c’est de la tristesse qu’ils manifestent, alors qu’en dessous, c’est de la colère qu’ils couvent. Ou bien ils manifestent de la colère, mais au fond ils vivent de la tristesse. Voici des exemples d’émotions et de sentiments « trafiqués » : des rires nerveux pour de l’angoisse; le sentiment de culpabilité pour le sentiment de libération ; des plaintes pour de la colère ; de la joie pour des regrets, et ainsi de suite. Les endeuillés ont recours à ce stratagème parce que leurs parents leur ont interdit d’exprimer certains sentiments et émotions. Une telle défense grippe le déroulement normal des émotions et des sentiments.