En mémoire de Doru Davidovici (1945-1989)

Le pilote

A ses moments perdus, le pilote avait fait de la littérature.

A savoir, il bricolait des fictions qui passaient, sans l’être à cent pour cent, pour des „docu-fictions” ou „romans à clés”. Ceci, parce que des lieux et des gens étaient désignés par leurs vrais noms, surpris au gré d’un épisode ou d’un autre, puis traités avec la plus grande désinvolture, ce que n’arrivaient pas à comprendre les „matériaux”, pour ne pas dire „héros”, car en vérité ils ne l’étaient pas.

(Comment accepter, d’ailleurs, de n’être, aux yeux de qui que ce soit, mais surtout aux yeux de personnes que vous aimez et que vous respectez, de n’être que des „objets”, de la „matière première”, échantillon de vécu saisi une fois pour toutes, placé sous un collimateur, étiqueté, à jamais figé dans un cliché qui est, et qui n’est pas vous ? )

Dans ses histoires d’aérodrome, le pilote filtrait son expérience de sa profession, son amour passionné pour l’avion, pour l’aviation et la conquête des airs, ainsi qu’une petite partie de ses phantasmes, idéaux et rêveries. Il n’était pas un écrivain professionnel, mais un homme profond, qui avait énormément lu, qui s’intéressait à beaucoup de choses. Et, par-dessus tout, un esprit jeune et libre, assoiffé d’idéal. Et qui, en conséquence, ayant la chance invraisemblable d’être perçu comme inoffensif et donc d’être publié, avait fourni de l’oxygène à des générations d’adolescents de tous les âges. Inutile d’ajouter qu’il n’avait rien à voir avec la langue de bois officielle, et qu’il s’exprimait en conséquence, tout en sachant qu’il aurait affaire plus tard à la censure. Les critiques, tout en reconnaissant dans ses livres la présence d’un talent inné, et rendus fous furieux par le succès de public, l’avaient traité  avec férocité. Et personne n’avait pu l’aider à voir clair en ce qu’il faisait. A attendre davantage que les choses qu’il avait à dire mûrissent en lui assez pour devenir de la „vraie”, de la grande littérature. A retravailler, sculpter, humer chaque mot, chaque phrase, puis l’ensemble, puis encore des détails. Etc. Il répondait de bonne grâce aux sollicitations des éditeurs qui voulaient de plus en plus de titres qui se vendent bien, issus de la plume de ce « Saint-Exupéry autochtone ».

Avait-il le pressentiment qu’il ne n’atteindrait pas 44 ans ?

Certes, il avait eu le pressentiment d’une mort précoce.

Il remplissait ses cahiers d’écolier d’une écriture serrée, raturait et ajoutait un peu, les lisait à haute voix à sa femme et à ses enfants. Lesquels approuvaient tout, même quand des fois les mots glissaient sur eux et que leur pensée s’égarait ailleurs. Ils avaient tant de choses à lui dire! Et si peu de temps.

Si peu de temps.

Qu’avait-il écrit à propos des accidents survenus aux autres ?

Des choses qui allaient devenir les meilleures paroles à dire au sujet de sa propre mort. Des paroles cautionnées par une expérience, une sensibilité, un talent qui n’étaient qu’à lui.

Dans les lignes qui suivent, il parle de deux de ses camarades, qui ont péri ensemble dans leur avion à double commande, au retour de la „sonde météo”: le premier avion d’une formation d’avions qui va décoller, pour recueillir d’indispensables données météo, dont dépend la réussite de la journée.

« … qu’a-t-il pu se passer aux commandes de cet avion écrasé… qu’avaient-ils pu se dire… quel fut leur silence, alors que l’effroi faisait irruption, figeant jusqu’à l’air du cockpit, transformé en bloc d’effroi glacé…? Que se passe-t-il aux commandes d’un avion devenu incontrôlable, aux moments ultimes où la chute s’avère irréversible…?

Avion et aviateur, ensemble, en chute libre. Le choix existait, évidemment, il y a toujours quelques instants où l’on peut choisir.

Qui s’écrasera, qui sera détruit à jamais… l’avion avec le pilote dedans, ou l’avion, sans pilote ? 

Il me semble évident que mes deux collègues ont eu le temps de réfléchir et de se concerter, sinon ils auraient appuyé sur le bouton qui sauve. Ils se seraient éjectés, quitte à affronter, ensuite, d’invraisemblables tracasseries. Je crois savoir ce que l’un a dû dire à l’autre : Ne saute pas, laisse, laisse-moi faire !!!

NE T’EJECTE PAS. Laisse-moi faire, encore une manœuvre, encore un essai, il va se redresser… mais les secondes n’avaient pas suffi, le redressement avait été une illusion, et c’est ce qui vous affole quand vous y pensez : „cela aurait pu se faire… cela ne s’est pas fait”.

Nous avons vu de nos propres yeux l’appareil tomber et s’écraser. Après quoi nous avons accouru sur les lieux. Que pouvait nous y attendre, sinon une colonne de fumée, de la poussière, des flammes, du sang, deux vies anéanties, s’élançant vers les cieux du sein d’un brasier…?

Et nous autres, nous ne savions plus que faire.

Il y aurait eu des choses à faire, mais nous n’y pensions pas… par exemple, nous aurions pu nous opposer, empêcher que se mette en place, tout de suite, l’implacable engrenage des formalités à entreprendre, selon des règles bien établies d’avance. D’ailleurs, il vaut peut-être mieux laisser cet inconcevable boulot à des gens froids et lucides, à ces étrangers à notre vie. Fiers de leurs compétences accumulées en toute tranquillité, loin de tout risque… ces enquêteurs sûrs d’eux-mêmes pour qui vous n’êtes que des témoins oculaires.

Un jeune procureur militaire, carnet en main, mesurait. Notant d’un air absorbé des chiffres dont aucun n’aurait pu ramener nos collègues à la vie. Des ingénieurs et des techniciens discutaient entre eux à voix basse, hochant la tête. De lugubres morceaux étaient extraits. Des fragments de fuselage, d’ailes, de cockpit : métal écrasé, tordu comme du papier froissé. Cependant le brasier fumait toujours… tout le reste de la journée, le nuage noir endeuilla la journée bleue d’été. Comme si une deuxième cabine s’arrondissait par-dessus le trou où gisait l’avion écrasé. Et cette nuée sinistre, aux écheveaux collés à notre transpiration, nous enveloppait tous, nous maintenait ensemble, en frères. Ceci avant que ne vienne la journée d’après, une journée au ciel si bleu, si serein, nimbant, comme pour l’absorber, la blessure béante, couverte de débris calcinés, qui n’était même pas très profonde. Mais cela ne se passa que le lendemain.

Car il y avait eu un lendemain. Une journée d’après, appartenant déjà à une autre ère, où nous étions déjà, nous autres, différents. Continuant à vivre côte à côte, mais dans un autre ordre, irrémédiablement, irréparablement différent. La vie de chacun s’appuie sur d’autres vies, et quand l’un s’en va, quand des proches s’en vont, il faut tout réajuster, s’appuyant sur ce qui vous reste.

Cela vous change, oui. Pour la simple raison que chacun de nous sait qu’il aurait pu être à la place de ceux qui ont péri.

Puis, il y avait aussi les questions. Ces maudites questions, échos lancinants aux réponses données en d’autres occasions à des questions semblables, les unes tombant juste, les autres, simples hypothèses. Peut-être est-ce la raison pour laquelle on continue de voler en avion: pour connaître la réponse. Pour triompher, ne serait-ce qu’un instant, de la fatalité qui, un instant aussi, avait triomphé… Pour compléter, avec des arguments nouveaux, la vérité si nécessaire à révéler sur nous-mêmes et nos machines volantes.   

… Mais tout cela n’a eu lieu que le lendemain, à des années de distance… après une longue nuit que chacun a vécue comme il pouvait. Mais au jour-même de l’accident, sur la terre brûlée, sous la voûte de fumée, seules régnaient, cruelles sous le ciel si bleu, les questions. Alors que l’on entendait le jeune procureur militaire compter, à voix basse, le nombre des pas qu’il était en train de faire : quatorze, quinze, seize.

On avait fait venir un engin de levage, une immense grue de chantier, de couleur orange. Ses mâchoires en métal sombre, accrochées au bout du bras télescopique, se tendirent aussitôt vers le cratère creusé en terre… Le sol était instable et glissant, trempé du combustible qui s’écoulait toujours, encore brûlant. Le machiniste a reculé sa machine de quelques mètres, en a enfoncé dans le sol trempé les pattes courtes et puissantes, a fait descendre le long bras au bout duquel les mâchoires finissaient par des dents d’acier. Nous avons frémi en regardant les efforts de l’engin. Nous attendions qu’il fasse son boulot, qu’il arrache à sa tombe la carcasse qu’on aurait dit déjà enracinée, jumelée à jamais avec le champ de blé.

Mais non, une première tranche de débris s’est facilement laissé extraire, sous nos yeux il y avait l’arrière-train, le fuselage brisé, formant un seul morceau avec le cockpit privé de coupole. Dans la masse sombre se détachaient les parachutes en soie claire, qui n’avaient pas servi. Puis les mâchoires de l’excavateur ont continué leur boulot, tirant de leur tombe des choses qui n’auraient jamais dû appartenir à la glaise. Le disque de la turbine, aux palettes tordues, le moteur dont la boîte des agrégats avait éclaté, des rouages encore luisants d’huile, la carcasse déformée, les tuyaux dont tous les liquides ne s’étaient pas encore écoulés. Maintenant ces liquides, incandescents, coulaient : ultimes signes de vie, brûlant dans la chaleur de l’été.

Ce jour où une toute petite seconde vitale avait été refusée à l’appareil dit „double 326”. Nos collègues nous apparurent ensuite, l’un après l’autre, immenses silhouettes déjà figées qu’on allait bientôt remettre en terre, corps que le souffle, la conscience, la vie avaient désertés. Nic P., dit Le Bref, le brave gars timide et d’une bonté presque naïve, dont le visage était couvert de taches de rousseur. Il n’avait pratiquement pas d’ennemis. Constantin F., dit „père Titi”, le plus âgé des deux – mon contemporain – une entité toute en filaments de sang rouge sombre et tendons rose entre les trouées de ciel bleu et les écheveaux de fumée. Eberlués, nous fixions ce qui restait de notre copain et frère. Des restes effrayants de présence. Cloué au siège d’en face, comme s’il était encore en train de conduire, concentré, la „double 326”, pour la ramener enfin, sagement, sans faillir, à sa place au sol. A sa place sur notre Terre. »

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