
Voir https://fr.wikipedia.org/wiki/Pierre_Teilhard_de_Chardin
Max Begouën in Propos sur le bonheur
„J’ai fait la connaissance du Père Teilhard de Chardin au début de l’été de 1915. La rencontre entre le caporal d’infanterie coloniale que j’étais et le caporal de zouaves tirailleurs marocains qu’il était alors eut un cadre des plus prosaïques.
Je lavais mon linge de soldat dans la mare de la ferme de Killem où nous cantonnions près de la frontière belge, quand un grand et mince caporal de tirailleurs s’avança vers moi :
– Max Begouën ?
– C’est moi.
– Teilhard, se nomma le soldat.
Je bondis :
– C’est donc vous, l’homme de la dent de Piltdown ?
(…)
C’est ainsi que se réalisa la rencontre qui devait avoir plus tard une influence déterminante sur ma vie tout entière.
Ce qu’a été le comportement du Père Teilhard au feu, le témoignage de ses camarades et de ses chefs, ses magnifiques citations et ses décorations l’attestent. Ce que je puis en dire, c’est son courage tranquille, la paix souveraine avec laquelle il dominait le danger. Les tirailleurs nord-africains de son régiment le considéraient comme protégé par la baraka. Les nappes de balles de mitrailleuses, la grêle des bombardements, [16] tout semblait l’éviter. Aux attaques du 25 septembre en Artois, mon frère, blessé, errant sur le champ de bataille, vit surgir devant lui un unique brancardier, Teilhard, qui sous le feu terrible accomplissait sa mission, imperturbable. Mon frère m’a dit souvent l’impression de miracle qu’il avait ressentie en voyant la haute silhouette kaki du Père s’élancer vers lui pour le panser et l’amener au poste de secours.
– J’ai cru voir apparaître l’envoyé spécial de Dieu…
Je demandai au Père, un jour :
– Comment faites-vous pour garder cette sérénité dans la bataille ? On croirait que vous ne voyez pas le danger et que la peur ne peut vous atteindre…
Il me répondit avec ce sourire sérieux et fraternel qui donnait tant de chaleur humaine à ses paroles :
– Si je suis tué, je changerai d’état et voilà tout…
La conviction, l’assurance en même temps que la simplicité avec lesquelles cette profession de foi me fut faite, me donnèrent un choc. Nous étions encore en pleine guerre, et Dieu sait combien elle fut meurtrière. Il s’agissait donc bien d’une position d’âme consciente et vécue, d’une règle de vie.
J’en fus d’autant plus frappé qu’à ce moment je n’avais plus la foi, et que j’avais connu les affres du désespoir de me sentir sombrer dans la nuit de la mort le jour où, quelques mois auparavant, j’avais été grièvement blessé.
Ce sont mes premiers contacts avec la Science qui bouleversèrent la foi de mon enfance. Quelques années avant la guerre, la préhistoire m’avait révélé l’ancienneté de l’Homme sur la terre et l’existence d’Humanités fossiles. Des questions avaient surgi auxquelles alors personne n’avait pu m’apporter de réponse satisfaisante. Les explications traditionnelles m’apparaissaient être une duperie. La rupture intime se fit d’un coup le jour où, posant à mon directeur de conscience l’angoissant problème de la liberté, je reçus en réponse une explication tellement formelle, banale et évasive qu’elle me démontrait ce que précisément je redoutais : aucun lien n’est possible entre la Science et la Foi parce qu’il existe entre elles une opposition irréductible.
Ma déception était d’autant plus profonde que mon directeur [17] de conscience était un homme de haute culture et de forte intelligence. Il était plein de bonté… mais ses préoccupations étaient totalement étrangères aux questions scientifiques.
J’avais alors dix-huit ans et je partageais avec mon père et mes frères la passion de la préhistoire. L’enthousiasme de la recherche et des découvertes masqua le vide qui s’était ouvert dans mon esprit [1].
Mais ce vide se révéla de plus en plus lourd lorsque je fus lancé comme acteur sur le théâtre où se joua cette tragédie inhumaine qu’est la guerre.
Le sentiment patriotique était puissant encore en 1914 et soutenait, de sa mystique, l’élan qui nous portait en avant. Mais lorsque l’élan physique est arrêté net par une blessure grave, lorsque l’homme se trouve, comme il m’advint, isolé de la masse humaine qui l’épaulait jusqu’alors, par l’ombre de la mort, alors vraiment on se sent seul, tragiquement, désespérément seul, en face de son destin.
J’ai réchappé de la mort, et, après un long séjour à l’hôpital, je suis revenu au front pour un temps. Mais j’étais désormais désemparé. Les mutineries de 1917, la tourmente révolutionnaire russe, faisaient confusément comprendre aux peuples qu’un temps du monde était révolu. Le fait de la guerre changeait de signification. Mais où était la foi nouvelle qui valût qu’on meure pour elle ?
La guerre se termina dans un climat d’épuisement, de lassitude, d’amertume et de révolte.
Un soir de fin d’automne, en 1919, le Père Teilhard, démobilisé, dînait avec un de mes frères et moi chez une de mes vieilles parentes, derrière l’église Saint-Augustin. Nous prîmes congé de notre hôtesse, et ensemble vers neuf heures nous partîmes avec le Père pour aller prendre le métro à la Madeleine. Il pleuvait et il faisait froid. Tout en marchant à son côté, je lui avouai que j’avais perdu la foi depuis longtemps et lui en exposai les motifs… Très simplement, avec cette bonté et cette charité dont il n’a jamais cessé de se départir, il m’exposa ses idées sur la Création, le sens de l’Evolution, la place éminente et active du Christ dans l’Evolution du Cosmos.
De neuf heures à minuit, allant et venant sous la pluie, entre Saint-Augustin et la Madeleine, le Père m’apportait une révélation qui m’illuminait, il me donnait la réponse si longtemps attendue.
Ce soir-là, je suis né à la vie, titubant comme Lazare au sortir du tombeau à l’appel du Seigneur : Surge ! Ce fut un éblouissement qui bouleversa rapidement ma vie de fond en comble.„
[1] On sait que la découverte d’un des plus beaux spécimens de l’art préhistorique, les fameux bisons d’argile, est due à M. Max Begouën et à ses frères (caverne du Tuc d’Audoubert, située dans leur propriété de l’Ariège). Cf. le livre de Max Begouën, les Bisons d’ArgiLe. N.D.E.