Culpabilité, suite et fin

Maurice Bellet:

L’autre aspect du combat, c’est contre la perversion. J’évoquerai ici un livre récemment paru : Jean-Pierre Lebrun, La perversion ordinaire. C’est-à-dire pas la perversion des grands pervers, pas la perversion extraordinaire, terrifiante, celle des S.S., etc. Non. Le fait que le monde où nous sommes pourrait bien produire, si l’on n’y prend garde, et de plus en plus, des gens qui sont dans une perversion qu’on a envie de dire « banale », c’est-à-dire qu’ils ne savent pas ce que c’est. Dans quelle mesure c’est de leur faute ou pas, dans quelle mesure il faut les accuser ou les excuser, je ne sais pas. Mais c’est grave, parce que s’il convient que nous soyons libres, y compris par rapport à une certaine conception de la morale trop étroite, trop étriquée, culpabilisante, il faut du moins sauver la différence entre le bien et le mal.

Il faut sans doute être libre jusqu’à penser peut-être, comme les Corinthiens : « tout est permis ». Cependant Paul leur précise bien que si tout est permis, il y a quand même des choses qui ne conviennent pas ! C’est que la liberté aimante a sa logique propre : c’est une logique qui la conduit du dedans, selon le principe de tous les principes qui est précisément d’habiter de son mieux ce lieu premier d’humanité que j’ai évoqué plusieurs fois, où nous sommes présence, accueil. Et cela, contre la frénésie compulsive des envies et de la concurrence qui risque de nous envahir et finalement, à sa manière, d’être aussi ou encore plus féroce que ce que nous dénonçons. Alors ce qui reste de la culpabilité dans l’espace que j’indique de mon mieux, je crois que c’est essentiellement la possibilité et la nécessité du chemin. Juste le contraire de ce qu’elle risquait d’être, c’est-à-dire l’absence d’avenir. Oui, il y a un avenir ; je ne peux pas m’installer dans ce que je suis, je ne peux pas faire comme le pharisien et je ne peux pas non plus me désespérer de ce que je suis ; je ne peux ni m’installer dans la prétention à l’innocence, ni me résigner à la culpabilité sans issue.

Tous innocents, tous coupables ? Mais non, bien au contraire ! C’est une perspective qui a un côté dynamique, parce qu’elle nous appelle à vivre ; elle nous signifie qu’aucune faute n’est absolue. Elle nous délivre de la culpabilité et de la culpabilisation sans nous enfermer dans une espèce de complaisance et de démission qui nous déferaient aussi. Ce que j’ai dit est très insuffisant, provisoire, partiel, partial.

Parce qu’il faut veiller aussi, à propos de la culpabilité, à une forme subtile, mais très redoutable : la culpabilité de la pensée. La pensée est coupable à partir du moment où elle devient meurtrière, et elle commence à être meurtrière à partir du moment où elle sait, où elle sait tout, où elle fige, où elle fixe et où elle arrête. Mais je m’arrête là, parce que m’embarquer là-dedans serait une autre histoire… En guise de mot de la fin, je dirais que quoi qu’il arrive, à n’importe lequel d’entre nous, il vaut mieux que nous soyons nés, plutôt que pas !

 

Je rappelle que le titre de l’essai de Maurice Bellet est

Tous coupables, tous innocents !

paru dans „La chair et le souffle”, 2010, vol. 5, n˚1, p. 49-64.

Combattre le „il faut”…?

Un autre extrait de Maurice Bellet. Je souligne ce qui me touche le plus, en ce moment, ainsi que des mots-clés

„On voit également monter et se développer dans nos sociétés un phénomène qui est l’exclusion. Il y a là quelque chose de très curieux ; quand j’étais plus jeune, ce qu’on dénonçait dans les rapports sociaux, c’était essentiellement l’exploitation : le prolétaire est exploité. Mais le prolétaire était essentiel au système, c’est-à-dire que c’est le prolétariat qui fournissait le travail et qui, d’une certaine façon, était aussi le consommateur. Le prolétaire était une pièce de la machine, et même une pièce qui devenait consciente d’elle-même. Du coup, le prolétariat était l’âme de la nouvelle société industrielle, qui devait prendre le pouvoir, etc.

Tandis que dans l’exclusion, ce n’est pas cela : si vous êtes exclus, vous êtes bons pour la poubelle ! Vous n’êtes pas une pièce de la machine, vous n’êtes plus dans la machine — il suffit de voir la manière dont un certain nombre de gens peuvent vivre le chômage, par exemple. De sorte que la loi profonde de l’économie, l’esprit de l’économie peut aussi participer à ce que j’essayais de dénoncer. Il faut peut-être en conclure que le combat à propos de la culpabilisation et de la culpabilité culpabilisante est sur deux fronts, même si au fond c’est un unique combat. C’est une lutte contre le primat, la priorité de l’éthique, c’est-à-dire contre cette conception dans laquelle c’est le « il faut » qui est premier. Selon moi, ce qui est premier, c’est autre chose : c’est une présence humaine qui est d’abord donnée et une présence humaine suffisamment aimante — Winnicott parlait de la mère suffisamment bonne. C’est la toute première chose pour les êtres humains. Si l’on insiste trop sur le « il faut » comme la chose première, on commence à enclencher le système qui peut produire une culpabilisation épouvantable, parce que si on ne fait pas « ce qu’il faut », il n’y a pas le recours à la chose plus essentielle qui est: « la vie vous a été donnée ».

Et si vous êtes dans une tradition spirituelle comme la tradition chrétienne, c’est même la « vie plus que vie » qui vous a été donnée. Cela va très loin, parce qu’il est possible — j’en suis convaincu, je crois même le savoir pour avoir entendu assez de gens — qu’il y ait des gens qui soient dans des détresses morales graves, qui sont perdus, paumés, abîmés, et qui ont une relation au fond d’eux-mêmes avec cette générosité première qui fait que leur vie est grande, malgré les désastres dans lesquels ils sont pris.

Et inversement : c’est le fameux problème exposé dans ce passage époustouflant de l’Évangile du pharisien et du publicain. Le premier dit: « Mon Dieu, je vous remercie, parce ça va très bien » ; le malheur, c’est qu’il ajoute : « de ce que je ne suis pas comme les autres hommes. Je donne la dîme, je suis bien ». Mais c’est l’autre, dans le fond, qui est un publicain c’est-à-dire un trafiquant aux ordres de l’occupant, qui se contente de dire : « Aie pitié de moi, je suis un pécheur » dont le texte dit : « C’est lui qui descendit justifié et pas l’autre. »

Ce que je vais dire ne signifie pas que l’éthique n’a pas d’importance, que l’on peut faire ce que l’on veut. Non, bien sûr. Mais dans cette ambiance-là, la première chose dont nous avons besoin, c’est du don et du pardon, entendu non pas simplement comme ce qui rafistole les choses qui n’ont pas marché, mais comme le vrai pardon précédant le don. C’est- à-dire que c’est le don qui d’avance sera capable de passer par-dessus ce que vous aurez manqué, ce que vous aurez fait de mal, ce qui ne sera pas au point.

L’autre aspect du combat, c’est contre la perversion.

à suivre

 

Propos d’un sage: M. Bellet

De la publication „La chair et le souffle”

„Tous coupables, tous innocents”  par Maurice Bellet

Prêtre catholique, docteur en philosophie et en théologie, Maurice Bellet pratique également l’écoute psychanalytique. Son œuvre s’inscrit au confluent de ces trois disciplines. Il est l’auteur de plus de 50 ouvrages, dont Le dieu pervers (Paris, DDB, 1979), L’épreuve ou le tout petit livre de la divine douceur (Paris, DDB, 1988), Le Dieu sauvage. Pour une foi critique (Paris, Bayard, 2007), Dieu, personne ne l’a jamais vu (Paris, Albin Michel, 2008), Je ne suis pas venu apporter la paix. Essai sur la violence absolue (Paris, Albin Michel, 2009). Considéré comme une figure majeure de la théologie, il mène un travail de recherche radical qui prend en compte tout à la fois l’intégralité de la tradition chrétienne et ce qu’il en est de l’humanité dans le monde contemporain. L’acte d’écoute est au cœur de sa démarche pour «entendre à neuf» les Écritures et les donner à entendre comme heureuse nouvelle jusqu’au au cœur des détresses les plus profondes des êtres humains.

„À première vue, la culpabilité est une chose très banale qui relève de la condition humaine. Il n’y a pas de société humaine sans lois ; s’il y a loi, c’est parce qu’il y a des transgressions et s’il y a des transgressions, il faut tout de même qu’elles soient sanctionnées, sinon c’est le chaos. Il peut y avoir des transgressions qui sont excusables, mais aussi des cas où tout de même il faut décider de la culpabilité.

C’est bien le problème des tribunaux : pour savoir si l’accusé mérite d’être vraiment accusé ou excusé. Et puis, pour chacune et chacun, devant sa conscience, c’est aussi un problème : il est tout de même souhaitable, si on veut que l’éthique, que la morale demeure, que chacun ait le courage de reconnaître quand il a commis une faute ; que cette faute qu’il a commise, c’est de sa faute, qu’il doit se l’imputer, avec les conséquences qui en découlent : la regretter, la réparer, prendre de bonnes résolutions, etc.

Mais dès que l’on regarde les choses de près surgissent des problèmes. La différence entre accusé et excusé, c’est déjà un abîme ! Il n’est qu’à voir les hésitations, les difficultés des tribunaux… Et puis il y a deux dérives possibles : d’une part, les gens qui ne reconnaissent pas leur culpabilité, qui la nient d’une façon ou d’une autre, avec plus ou moins de gravité, depuis la perversion «simple» (si je puis dire) du jeune qui pratique des brutalités extrêmes et qui ne voit pas en quoi c’est mal, jusqu’à la perversion raffinée, subtile. D’autre part, il y a celui qui se croit coupable et qui ne l’est pas : culpabilisation pathologique. Avec cela, on peut dériver vers deux grands malheurs du psychisme : la perversion dans le premier cas, la névrose dans le deuxième”.

 

à suivre